4 octobre 2024
L’arrêt rendu par la Cour de Justice de l’Union européenne le 3 septembre 2024 dans le cadre de l'affaire Illumina-Grail met un terme à l’approche de la Commission européenne d'étendre sa compétence en matière de contrôle des concentrations par une interprétation extensive de l'article 22 du Règlement 139/2004. Retenant une application stricte du texte, la Cour rend aux entreprises la sécurité juridique nécessaire à la conduite de leurs opérations. La saga judiciaire Illumina-Grail a mis en lumière certaines limites des règles de concurrence, devenues inadaptées aux réalités économiques actuelles, notamment dans le secteur pharmaceutique et celui de l’économie numérique. L’arrêt commenté devrait conduire à des réformes des règles du contrôle des concentrations, au niveau de l’Union européenne et de ses États membres.
A titre liminaire, on rappellera qu’au sein de l’Espace économique européen, la Commission européenne et les autorités nationales de concurrence (« ANC ») disposent du pouvoir de contrôler les opérations de concentration entre entreprises, avant leur réalisation. La Commission exerce ce contrôle lorsque l’opération présente une « dimension communautaire » au sens du Règlement 139/2004, c’est-à-dire lorsque les chiffres d’affaires des entreprises concernées franchissent certains seuils. Lorsqu’une opération ne revêt pas une dimension communautaire, elle peut être contrôlée par une ANC compétente, dès lors que les conditions de son droit national sont remplies (généralement le franchissement de seuils de chiffre d’affaires ou de part de marché). Dans le cadre de leur contrôle, la Commission et les ANC peuvent autoriser, parfois sous réserve du respect d’engagements, ou, en de rares cas, interdire l’opération.
En septembre 2020, la société américaine Illumina, spécialisée dans le séquençage de l’ADN, annonçait son intention d’acquérir la start-up américaine Grail, développant des tests innovants de dépistage précoce de certains cancers.
En l’espèce, cette opération échappait au contrôle des concentrations de la Commission mais aussi des ANC. En effet, ni les conditions d’un contrôle européen, ni celles d’un contrôle national n’étaient remplies, du fait de l’absence de chiffre d’affaires généré par la start-up concernée, Grail.
Toutefois, en décembre 2020, la Commission a reçu une plainte d’un tiers concernant cette opération perçue comme une acquisition prédatrice, car elle conduisait à éliminer la concurrence future et potentielle de Grail ou à s’approprier son innovation prometteuse.
Considérant que cette opération entraînerait la disparition d’une entreprise innovante et prometteuse, susceptible de jouer un rôle majeur dans le secteur pharmaceutique, la Commission a retenu une interprétation extensive l’article 22 du Règlement 139/2004.
Cet article permet aux ANC de demander à la Commission d’examiner toute concentration qui n’est pas de dimension communautaire mais qui affecte le commerce entre États membres et menace d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États membres concernés. Classiquement, ce mécanisme de renvoi d’une concentration d’une ANC à la Commission suppose que cette ANC puisse elle-même appréhender l’opération. En d’autres termes, l’ANC ne peut pas renvoyer le contrôle d’une concentration sur laquelle elle est insusceptible d’exercer son contrôle.
La nouvelle doctrine retenue par la Commission (Communication 2021/C 113/01) était justifiée par l’évolution de certains marchés. La Commission constatait « une augmentation progressive des concentrations impliquant des entreprises qui jouent ou sont susceptibles de jouer un rôle concurrentiel important sur le ou les marchés en cause en dépit du fait qu’elles génèrent peu ou pas de chiffre d’affaires au moment de la concentration ». Cette évolution est particulièrement marquée dans le domaine de l’économie numérique et dans le secteur pharmaceutique où « des opérations ont impliqué des entreprises innovantes menant des projets de recherche et de développement et disposant d’un fort potentiel concurrentiel, même si ces entreprises n’ont pas encore finalisé, et encore moins exploité commercialement, les résultats de leurs activités d’innovation ».
Dans l’affaire Illumina-Grail, se fondant sur cette nouvelle doctrine, la Commission a invité les ANC à lui adresser des demandes de renvoi sur cette concentration, et a accueilli celles des ANC française, grecque, belge, norvégienne, islandaise et néerlandaise dans une décision du 19 avril 2021.
Illumina a formé un recours en annulation contre cette décision de la Commission devant le Tribunal de l’Union européenne.
Par un arrêt rendu le 13 juillet 2022 (affaire T-227/21), le Tribunal a rejeté ce recours et entériné l’approche de la Commission, car une interprétation littérale, historique, contextuelle et téléologique de l’article 22 du Règlement 139/2004, permettait aux ANC de demander à la Commission d’examiner une concentration (même si, n’étant pas de dimension européenne, elle échappait à leur compétence de contrôle).
Par un arrêt du 3 septembre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne a annulé l’arrêt du Tribunal et la décision de la Commission considérant qu’ils avaient commis une erreur de droit dans l’interprétation de l’article 22 du Règlement 139/2004 (aff. C-611/22 P et C-625/22 P).
La CJUE rappelle notamment que :
Il appartient aux législateurs, tant au niveau européen que national, de modifier la réglementation si celle-ci devient inefficace pour contrôler certaines opérations de concentration susceptibles d’avoir une incidence significative sur l’état de la concurrence (§§ 215 à 217).
La CJUE rappelle ainsi aux autorités de concurrence qu’elles doivent interpréter et appliquer les règles avec rigueur, afin notamment de garantir la sécurité juridique à laquelle ont droit les parties aux opérations de concentration
Quand bien même la réalité économique de certains secteurs commanderait une approche plus pragmatique et une adaptation des règles existantes à cette réalité, seul le législateur européen ou national peut modifier ces règles si elles sont devenues inefficaces ou insuffisantes.
L’arrêt Illumina-Grail de la CJUE a mis un terme à l’incertitude juridique pesant sur certaines opérations. Depuis la nouvelle approche de la Commission, les opérations non soumises à une obligation de notification, risquaient néanmoins d’être contrôlées par la Commission (avec des risques tels que le report de la mise en œuvre de l’opération ou son interdiction).
Si la prévisibilité d’un contrôle ex ante d’une concentration est désormais revenue, l’incertitude liée à un contrôle ex post (sur le fondement des règles sanctionnant les ententes ou abus de position dominante) demeure, en application de la jurisprudence établie par l’arrêt Towercast (CJUE, 16 mars 2023, affaire C‑449/21).
En tout état de cause, à l’instar des législateurs allemand et autrichien qui ont introduit en 2017 des seuils appréhendant la valeur de l’opération envisagée en plus des seuils liés aux chiffres d’affaires, le législateur européen comme ceux d’autres Etats membres feront certainement évoluer les règles applicables afin de permettre le contrôle d’acquisitions prédatrices qui échappent encore à leur contrôle.
En France, afin de tenir compte de l’inflation qui a fait croître les chiffres d’affaires et de permettre à l’Autorité de la concurrence de concentrer ses efforts sur les opérations les plus préoccupantes, un projet de loi déposé au Sénat en avril 2024 prévoyait un rehaussement des seuils de chiffre d’affaires déclenchant le contrôle des concentrations. A la suite de l’arrêt Illumina-Grail, il ne peut être exclu que les modifications législatives soient finalement plus importantes, afin d’appréhender les acquisitions prédatrices.
par Evelyne Friedel et Marine Boullenger